15
Judith
On est allongés sur le lit, enveloppés dans de grands draps de bain. On est bien, on est un peu ramollis. J’ai les yeux fermés et un petit sourire sur les lèvres. Il fait glisser le drap de bain sur mes seins. Je ramène le drap sur moi, bien que je devine que son regard n’a rien de cruel.
— Ils sont beaux, me dit-il.
Allongée, ça va. Mais debout, je ne suis pas épargnée par les dures lois de l’attraction terrestre. Il y a une fille à la prod qui s’est fait refaire les seins. Ils font ça bien maintenant. Les cicatrices se voient à peine et ça fait presque naturel. Je ne peux pas m’empêcher de l’imaginer à soixante-dix piges, toute flasque avec juste ses deux obus dressés vers le ciel. J’imagine toutes ces femmes sur leur lit de mort, avec la tête de Ramsès II et des seins de strip-teaseuse. Ça, ça me fout les jetons.
D’ici trois mille ans peut-être, des archéologues découvriront, enfouis dans les ruines d’antiques nécropoles, des squelettes avec deux poches de silicone posées sur la cage thoracique et ils en chercheront la signification. Un rite funéraire, une offrande aux dieux, un droit de passage vers l’au-delà. Ils se poseront des questions, ils échafauderont des hypothèses. Cette éventualité me fait sourire.
Je me tourne vers lui. Il pousse un soupir de bien-être en s’étirant.
— Tu fais ça depuis combien de temps ? Tu n’es pas obligé de me répondre.
— Deux ans… Avant j’ai fait chômage-emplois-jeunes, CDD pour des clopinettes, et puis les chantiers… Et toi 1… Tu fais ça depuis combien de temps ? T’es pas obligée de me répondre.
La douceur du tutoiement.
— Cliente ?… Un peu plus longtemps que toi… Tu as quel âge ?
— Vingt-six ans… Et toi ?
— C’est très impoli de demander son âge à une femme de cinquante et un ans…
Il se met à rire.
— Tu as des enfants ?
Ma sœur et moi, nous n’avons pas eu d’enfants. Irène parce que, selon son expression, le moule était cassé, quant à moi, ceux que j’ai portés ne devaient pas se sentir à l’aise à l’intérieur, ils avaient très vite envie de sortir. Au bout de deux trois mois de grossesse, ils reprenaient leur liberté et retournaient dans les limbes. Lucas et moi avons été les parents virtuels d’une famille nombreuse. Je ne raconte pas ça à Patrick, bien sûr, ça fait partie de mes cabossages intimes, qui ne regardent que moi.
— J’ai pas eu le temps. Et puis quand on s’en aperçoit, il est trop tard, les douze coups de minuit ont sonné et le carrosse est redevenu citrouille.
Il me regarde en coin, le sourire aux lèvres.
— Tu es la plus belle citrouille que je connaisse.
— C’est ça, fous-toi de moi, petit con !
Je lui donne quelques coups de poing légers, il m’attire à lui et m’embrasse. Je me laisse faire jusqu’à ce que mon regard tombe sur le réveil de la table de nuit.
— Trois heures ! Je devrais déjà être au bureau.
Mais je décide d’être sérieusement en retard.
J’ai pris l’habitude de l’amener à l’appartement. On se voit tous les dix jours à peu près. C’est la première fois que j’ai un régulier. Mais c’est quelqu’un de léger, qui ne pèse pas. Je ne lui ai jamais posé de questions sur sa vie privée, et dans le fond, ça ne m’intéresse pas.
L’autre jour, nous sommes rentrés de la fête foraine des Tuileries. On a fait trois fois le grand huit, j’ai failli vomir, cela dit j’aurais dû éviter la pizza au déjeuner. Il avait dépensé un pognon fou pour me gagner un ours jaune fluo à vous hérisser le poil, j’avais voulu participer et il avait refusé. Il s’était offert une barbe à papa et avait les mains encore toutes poisseuses. On est arrivés chez moi, il est allé direct dans la salle de bains et là j’ai entendu un grand bruit. Puis la voix de ma sœur qui criait :
— Tiens-le bien, j’appelle les flics !
Je me suis précipitée dans la salle de bains et j’ai vu Patrick plaqué au sol par les quatre-vingt-quinze kilos de Jim, simplement vêtu d’une serviette éponge. Ma sœur, pudiquement drapée dans un drap de bain, a failli avoir un décrochage de mâchoire tellement elle était surprise en me voyant.
— On peut savoir ce qu’il se passe ?
— T’étais là ?
— Ça m’arrive d’être chez moi, Irène, et d’amener des amis.
Patrick a eu un petit gémissement, pour signaler sa présence écrasée par le presque quintal de Jim. Ce dernier a bégayé un « sorry sorry », sans bouger d’un pouce, comme paralysé par mon apparition.
— On a cru que c’était un voleur, a fait Irène d’une voix chevrotante.
— Dis-lui de me lâcher, il est en train, de me briser la nuque, a glissé Patrick dans un souffle.
Jim s’est relevé, l’a aidé à se remettre sur ses pieds, l’a palpé pour vérifier si rien n’était cassé. Il avait la tête défaite de quelqu’un qui a fait une grosse bourde, et qui ne sait pas comment la réparer.
— Are you OK ? Are you OK ? répétait-il.
Patrick a fait celui qui était vraiment OK, mais je sentais bien qu’il était un peu secoué. Il y a eu un silence et puis Irène a dit :
— On a l’air très cons.
J’ai répondu que non, pas du tout, et nous les avons laissés se rhabiller.
— Tu vois, ça marche très fort le hammam, m’a fait Patrick.
On riait encore comme des bossus lorsque Irène et Jim sont sortis de la salle de bains, sur la pointe des pieds, en se faisant le plus discrets possible, mais j’ai vu le regard anthracite qu’elle n’a pu s’empêcher de me jeter en passant.
Je finissais de me faire maquiller lorsqu’elle est entrée dans la loge comme une bourrasque. Je lui ai fait un grand sourire auquel elle a répondu par une gueule longue de dix pieds.
— Oui… ? ai-je fait.
Elle a ignoré ma question, a demandé à la maquilleuse de nous laisser cinq minutes et elle est restée silencieuse jusqu’à son départ.
— Oui ? ai-je répété.
— Tu les amènes chez toi maintenant ? T’es malade ! Avec tous les trucs que tu as !
— Je te rappelle que c’est Toi qui es venue chez Moi avec quelqu’un que je ne connais pas ! Avec tous les trucs que j’ai !
— Jim ? Tu le connais !
— Je l’ai croisé, mais je le connais pas ! Et j’amène qui je veux chez moi ! C’est incroyable ! C’est nouveau, ça ! Faut te demander la permission maintenant ?
— Tu sais très bien ce que je veux dire.
Irène répond toujours ça lorsque, justement, elle n’est plus très sûre de ce qu’elle veut dire. Son coup de sang retombe, elle s’allume une cigarette.
— T’as raison, c’est pas mes oignons… Simplement je m’inquiète, je sais, je suis conne.
— Tu as peur de quoi ? Qu’emportée par un torrent de sensualité incontrôlable, je mange la boîte, je dilapide le capital ?
Je me mets à rire devant son air vexé. Un petit silence, elle aspire trois bouffées, elle qui n’avale jamais la fumée, et elle tousse. Boit une goulée à ma bouteille d’eau minérale.
— Qu’est-ce qu’il a de spécial, celui-là ?
— Il est drôle, il est mignon, il a un beau petit cul et je m’amuse bien avec lui, pour un tarif très raisonnable. Ça te va comme explication ?
Elle hausse les épaules et les sourcils et tourne les talons, sans oublier de claquer la porte.